LITTÉRATURE

Par Véronique Bergen

30/10/2023

Traductrice littéraire, professeure, femme hors normes, Françoise Wuilmart est avant tout une fabuleuse passeuse entre mondes, langues, cultures. Passion généreuse et fougueuse pour la littérature, pétulance éclatante et crinière de lionne blonde sont les maîtres-mots de sa personnalité.

Infatigable penseuse de la traduction, pédagogue, figure-clé, électron libre de la scène littéraire belge et internationale, après des études en philologie germanique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), Françoise Wuilmart (°1942) fut longtemps professeure de traduction (allemand / français) à l’Institut supérieur des traducteurs et interprètes d’Uccle (près de Bruxelles).

Foto Françoise Wuilmart

Françoise Wuilmart

Elle fonda le Centre européen de traduction littéraire en 1989, créa et dirigea le Collège européen des traducteurs littéraires de Seneffe.

Femme passionnée, au cœur des combats pour la vitalité et l’engagement éthique de la traduction, membre fondateur et membre d’honneur du CEATL (Conseil européen des associations de traducteurs littéraires, fondé en 1989), elle est l’autrice d’une foisonnante forêt de traductions littéraires à partir de l’allemand, du néerlandais et de l’anglais.

Traduire l’intraduisible

La première aventure audacieuse a pour nom Ernst Bloch, un défi de taille puisque le penseur, grand styliste en outre, est réputé pour être intraduisible. Alors qu’elle est étudiante à l’ULB, Pierre Verstraeten, professeur de philosophie, directeur de la collection «Philosophie» chez Gallimard, lui propose de traduire les trois tomes du Principe Espérance. Magistrale, assurant la diffusion d’une œuvre majeure, la traduction est couronnée de succès: Françoise Wuilmart s’en voit remettre le prix Ernst Bloch et le prix Aristeion.

Ernst Bloch

Ernst Bloch

En plus, cette traduction lui vaut la distinction «notoriété scientifique et professionnelle», équivalente au doctorat en Belgique.

Dans le champ littéraire allemand, elle traduira de nombreux romans et essais de Jean Améry (ce qui lui vaudra le prix Gérard de Nerval en 1996), le bouleversant journal Une femme à Berlin, de nombreuses œuvres de Stefan Zweig (sa nouvelle traduction de Marie-Antoinette vient de paraître chez Robert Laffont, collection «Bouquins»), Friedrich Christian Delius, SAID. Muse, fée traductrice des écrivains dont l’œuvre a la chance de passer par sa baguette magique, Françoise Wuilmart est une artisane, une artiste acrobate, une musicienne dotée de capteurs sachant saisir la vie de la langue source, d’une aptitude à l’écoute de la voix de l’auteur qu’elle mène vers une autre langue.

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De gauche à droite: Douwe Draaisma, Françoise Wuilmart et Kristien Hemmerechts

Dans le champ néerlandophone, elle a traduit un roman de l’écrivaine flamande Kristien Hemmerechts, Jeudi, 15h30

Paru aux éditions La Différence de Paris en 2003.

, et un essai important du psychologue néerlandais Douwe Draaisma,

Paru aux éditions Flammarion de Paris en 2008.Pourquoi la vie passe plus vite à mesure qu’on vieillitParu aux éditions Flammarion de Paris en 2008. (couronné par le prix littéraire néerlandais J. Greshoff en 2002).

Un autre trait qui caractérise Françoise Wuilmart est la diversité des genres qu’elle pratique, mettant son art de la traduction aussi bien au service du théâtre, du roman, de la poésie que de l’essai en philosophie, en psychanalyse, en histoire de l’art, du livret d’opéra ou du catalogue d’art.

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Peter Verhelst© F. Naudts

Pour la Maison Antoine Vitez, elle traduira en 2007 la pièce poétique du poète, dramaturge, romancier belge Peter Verhelst, Cette Fleur est ma révolution, laquelle gravite autour d’un narrateur (en qui on peut lire la figure de Pier Paolo Pasolini) qui évoque les rencontres entre hommes sur la plage d’Ostie, qui chante le corps de l’amant avant de faire le récit de son assassinat.

C’est aussi pour la Maison Antoine Vitez qu’elle traduit en 2006 Le Couple Alpha, une pièce de théâtre de la dramaturge et metteuse en scène néerlandophone Marijke Schemers. Questionnant l’impact du virtuel, de la technologie sur nos existences, la pièce met en scène deux couples en crise.

Empathie et intimité

Dans un entretien avec Ana Coiug, Françoise Wuilmart confie «si l’on n’est pas écrivain dans l’âme, il est impossible de traduire (…) je crois qu’une traduction est aussi ou peut être aussi une histoire d’amour (…) L’empathie est essentielle, mais qu’est-ce que l’empathie? Pour moi, il ne s’agit pas d’affinité avec l’auteur ou avec l’homme qui se cache derrière l’auteur. Très souvent, il existe d’ailleurs une différence entre l’homme et l’auteur. Pour Bloch, il y avait adéquation totale entre les deux (…) L’empathie est un phénomène complexe très certainement ancré dans une communauté d’imaginaires du traducteur et de l’auteur. Pour le dire simplement: c’est une même ‘longueur d’onde’. L’empathie se situe aussi au niveau de la structuration du langage.»

Françoise Wuilmart: Si l’on n’est pas écrivain dans l’âme, il est impossible de traduire

La traduction est une question d’ouverture à l’univers de l’autre, d’oreille, d’écoute de la voix de l’auteur, de rencontre avec le relief de la langue-source, son style, son rythme, sa polysémie, bref d’interprétation au sens musical et dramaturgique du terme. Une navigation à partir de l’original en direction d’une restitution qui soit une re-création. Comme l’écrit Alberto Manguel dans Le Monde diplomatique de mai 2009, «‘Traduction’ est le nom que nous donnons au plus intime des actes de lecture. Toute lecture est une traduction, passage de la vision formelle de l’univers à une façon particulière de le sentir ou de le percevoir, d’une représentation du monde-texte (en lettres écrites) à une autre (en lettres vues et entendues)».